Depuis 1958, date de son indépendance, la Guinée patauge, s’enlise et n’arrive pas à se sortir du bourbier dans lequel elle s’est engouffrée. En effet, elle souffre d’un mal profond et qui ne cesse de s’aggraver. Ce pays de l’Afrique de l’ouest, riche en ressources naturelles, minières et humaines, se trouve, aujourd’hui, au bas de l’échelle de l’économie mondiale, à cause d’une stagnation économique et d’une pauvreté notoire que les populations endurent.
Avec l’élection au suffrage universel du Président Alpha Condé en novembre 2010, les Guinéens espéraient un changement; mais, il en fut autrement. Rien n’a changé, et les souffrances qu’éprouvent les citoyens ne cessent de s’étendre, et le pays de sombrer et de se dégrader. Commence en 1958 après un vote quasi unanime qui projeta la Guinée sur le plan international, le mal qui l’affectait alors persista et jusqu’aujourd’hui. Pourquoi donc ce piétinement politique, économique et social? Et, comment expliquer ce marasme? Et, comment s’en sortir?
Sous la colonisation, en 1952/53, alors qu’ils étaient en plein milieu des combats politiques pour la décolonisation, deux grands partis se formèrent et s’opposèrent: le Bloc Africain de Guinée (BAG), parti modéré sous la direction de Framoyi Berete, Diawadou Barry et Karim Bangoura, parti qui cherchait à renforcer sa position électorale dans les régions, et le Parti Démocratique de Guinée (PDG), parti militant et radical sous la direction de Sékou Touré. Le PDG était la section territoriale du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) crée en 1946 à Bamako par Houphouët-Boigny et ses amis. De 1952 à 1956, grâce à l’appui des chefs de canton et des grandes familles, le BAG remporta les élections en Guinée et contrôla l’Assemblée à Conakry. Ce recul de l’histoire s’avère nécessaire pour situer l’origine des conflits et des tensions qui continuent d’empoisonner le climat politique.
La fin de l’année 1956 vit la mise en application de la loi Gaston Deferre ou Loi-Cadre, qui préconisait l’institution d’un gouvernement local africain sous la direction du parti majoritaire. A la fin de la même année, le BAG perdit la majorité électorale. L’Assemblée, désormais, passait dans les mains du PDG. En 1957, celui-ci entreprit la suppression des chefferies de canton et de province et leur remplacement par des chefs locaux élus au suffrage universel et sans conditions héréditaires. Cette mesure porta un coup fatal à la puissance du parti modéré BAG. Celui-ci disparut bientôt de la scène.
Le PDG s’assurait ainsi la mainmise sur le système politique en place, tout en faisant face à des oppositions dans les localités ou les chefs coutumiers gardaient encore de l’influence. Le PDG s’opposait à tout ce qui avait une connotation ethnique ou régionaliste. En 1958, quelques mois avant le referendum, la lutte s’amplifia entre le PDG et le BAG; ce conflit entraina les sentiments d’ethnicité et leur renforcement dans bien de localités.
Cette tension politique contribua à l’affaiblissement de l’économie, et entraina le déclin des dépenses pour les infrastructures. Pour empirer la situation, le referendum de 1958, en plus du boycottage officiel et des sanctions de la France, rendit le contexte encore plus difficile. Toutes ces entraves aident à mieux comprendre la Guinée, ses problèmes et sa stagnation. Pour empirer une situation déjà critique, les nouvelles autorités ne portèrent pas autant d’attention aux secteurs publics tels que l’habitat, l’éducation, la santé, la sécurité et les transports. Pour le “Père de l’indépendance”, à savoir Sékou Touré, ce qui importait, avant toute chose, c’était la politique avec sa notion de l’Etat et du Pouvoir.
Quant aux régimes qui succédèrent, leurs priorités étaient loin d’être l’amélioration et le développement du pays, mais plutôt le contrôle des finances de l’Etat a leurs propres profits. Sékou Touré, durant son règne autoritaire de vingt-six ans contrôlait d’une main de fer les deniers publics qui appartenaient, selon lui, “ non à l’individu, mais à l’Etat et au peuple”. Il resta fidèle à ses principes collectivistes jusqu’à sa mort en avril 1984 à Cleveland aux Etats-Unis. Ce ne fut pas le cas des régimes qui suivirent et qui se distinguèrent, tous, par leur laxisme et leur gout personnel du trésor public. Ainsi, se constituèrent des groupuscules et réseaux qui avaient la main mise sur les budgets des Ministères et des Administrations. Leurs influences et leurs tentacules s’étendaient partout et sur tous les services de l’Etat.
Lansana Conté, avec son fameux slogan soussou “wo n’fatara” (Vous avez raison) fut tout l’opposé de Sékou Touré. Il agissait comme un chef traditionnel qui appréciait le Pouvoir certes, mais ne rechignait pas devant l’argent et le luxe. Ainsi, il introduisit l’économie du marché, le libéralisme sans contrôle et favorisa les corruptions et “le vol équitable” des fonds publics. Il se servit de la notion d’ethnicité pour encourager les autochtones des endroits à se faire élire: c’était aussi pour lui-même, premier citoyen du pays, une sorte de critère de droit politique pour s’octroyer de vastes domaines à travers le pays. En accentuant l’ethnicité, Lansana Conté affaiblissait d’une autre manière, le principe même de nationalité. Fidèle à son slogan “wo n’fatara”, rappelons qu’en outre, il avait éliminé, le 4 février 1985, Diarra Traoré et les officiers Malinkés, en plus des membres de la famille de Sékou Touré.
Le tourment politique continua avec la venue au pouvoir du capitaine Dadis Camara qui s’était auto-proclamé Président le 24 décembre 2008 a la mort de Lansana Conté. Lui-même Dadis fut, plus tard, l’objet d’une attaque qui a failli lui couter la vie. Le colonel Sekouba Konaté lui succéda le 03 décembre 2009; il ne fut pas meilleur. Tous deux ont suivi la tradition du General Lansana Conté. Et selon les observateurs en place, ils étaient connus pour leurs goûts du luxe et des dépenses outrancières, leur ignorance de la chose publique et de l’éthique gouvernementale.
Vint ensuite le régime du Rassemblement du Peuple de Guinée (RPG), avec Alpha Condé. Démocratiquement élu en 2010, celui-ci fut déchu le 5 septembre 2021, après quelque dix ans de pouvoir. Encore une fois, les rêves de la Guinée furent avortés. Malgré ses études supérieures en France, et ses diplômes, Alpha Condé n’amorça aucun grand projet de développement d’envergure nationale par manque d’éthique et de sagesse. Tout comme ses prédécesseurs, il accumula, lui aussi, une fortune au point de devenir un crésus. Cependant, son projet de réforme de la constitution pour garder indéfiniment le pouvoir lui fut fatal. Sa popularité en prit un coup, et il fut l’objet d’un pronunciamento ou coup d’Etat militaire par le colonel Mamadi Doumbouya, qui semble disposé à développer le pays.
Au regard de toutes ces analyses, le spectateur non engagé peut comprendre pourquoi un pays, tel que la Guinée avec tout son potentiel de ressources naturelles et humaines n’a pu “décoller”, et vit un constant marasme dont elle a de la peine à se libérer, dû à l’adversité depuis l’Independence et aux fautes de gestion.
En effet, d’une part, la France, après la visite du Général de Gaulle en août 1958, suspendit immédiatement tous les projets, et même conçut des actions de sabotage destinés à punir la Guinée et à paralyser son progrès. De l’autre, il y avait les dirigeants guinéens eux-mêmes qui n’ont pas su bénéficier, par exemple, de l’assistance technique des cadres panafricains, ni des anciens étudiants de France ni des partenaires internationaux. Vite, Conakry devint une fournaise avec l’instauration d’un régime totalitaire avec ses geôles, ses exécutions et ses pendaisons publiques. La Guinée descendit dans l’enfer. Négociants, enseignants, étudiants, techniciens, et tous en quête de liberté fuirent le régime de Sékou Touré et émigrèrent à l’étranger. Les débuts déplorables de l’indépendance avec la mauvaise gestion des ressources, contribuèrent à créer le bourbier Guinéen.
Aussi, la Guinée n’arrive-elle pas à avancer, et cette impression persiste, caractérisée par une chute générale de la qualité et du niveau de vie du citoyen. Pour emprunter l’adage de la mythologie grecque, la Guinée tomba de “Charybde en Scylla” ou plus précisément la Guinée alla “de mal en pis.” Elle végète, et n’arrive toujours pas à se sortir de son enlisement. A l’intérieur, depuis l’avènement du Pouvoir prétorien de Lansana Conté en 1984, les querelles partisanes de toutes natures ont commencé à éclater. Depuis lors, chaque groupe ethnique aspire à acquérir une part du pouvoir ou, si possible, a le saisir afin d’assurer sa domination. Ce credo est devenu un leitmotiv de la réalité politique, et contrôle depuis lors la vie quotidienne à Conakry, entrainant ainsi la mésentente entre citoyens.
Leurs communications, écrites ou verbales, s’enferment dans le refus avec des considérations à caractère régionaliste; et celles-ci, comme un carcan au cou, entravent le bon sens. Les faits ethnographiques qui alimentent ces discours donnent à l’ethnie les possibilités de prétendre à être une nation et d’ignorer les prérogatives des autres entités. De telles discussions obscurcissent les débats d’intérêt national.
A présent, nombreux sont les gens d’origine guinéenne qui se complaisent à rappeler le “droit” de leur région natale, avec un raisonnement nationaliste et dynastique et des références à la notion de “race pure”. Certains de ces auteurs dénoncent les mariages mixtes entre femmes de leur ethnie et citoyens d’origines différentes. De telles considérations tiennent très peu compte des critères de sang qui circule dans les veines des concitoyens. Elles ignorent aussi les dangers que ces notions mal comprises peuvent créer, et qui ne tiennent pas compte des sentiments de solidarité mutuelle d’antan, cette conscience de solidarité qui aidait à rejeter les notions de région, d’ethnie, et de langue, ainsi que le démontra la coopération entre les Souverains Samori Touré et Bokar Biro. Aujourd’hui, ces critères de région et d’ethnie ont perdu leurs valeurs et, comme tels, agissent en isoloirs dangereux qui sont loin, de construire une nation saine et viable.
Il est à rappeler que tous les individus qui semblent appartenir à un même groupe ne sont pas nécessairement issus du même sang, ainsi que l’a bien analysé Ernest Renan dans sa conférence “Qu’est-ce qu’une nation?”. Ce texte suggère quelques pensées qui font réfléchir telles que: “il n’y a pas de race humaine pure”; et “faire reposer la politique sur les considérations ethnographiques, c’est la faire porter sur une chimère”. A la même occasion, l’auteur ajoute quelque chose d’autre, pertinente et concernant la langue et la religion : “les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent.”
Pertinentes furent ces réflexions de Renan. En effet, les générations des siècles suivants connurent des catastrophes sanglantes attribuées aux interprétations erronées des théories de race et de langue. Bien plus tard, des théoriciens africains, Sékou Touré et Alpha Condé en l’occurrence, se réclamèrent, eux aussi de cette théorie tout en reléguant dans l’oubli son aspect historique. Ce faisant, ils firent du mal à la Guinée.
A la différence du Sénégal, du Ghana ou de la Côte d’Ivoire, la Guinée n’a pas eu de dirigeants éclairés. Le retard de la Guinée et ses problèmes résident, dès le départ, dans la faiblesse de sa politique. A la différence de Sékou Touré qui avait une vision, ni Lansana Conté, ni Dadis Camara, ni Sekouba Konaté, ni Alpha Condé n’avaient aucune idée claire et à long terme pour la Guinée et sa société.
Sékou Toure, malgré ses intentions louables, Lansana Conte et Alpha Conde ont, chacun à sa façon, attisé le feu des considérations ethniques. Par exemple, en 1975, à Kankan, Touré prononça son discours Sheytane 75, discours répèté ensuite à travers les quatre régions pour abolir le commerce libre, effrayer les populations et imposer la dictature du parti unique. Autre exemple, le 4 juillet 1985, après l’arrestation du colonel Diarra Traoré et d’autres officiers Malinkés, tous de la Haute-Guinée et la destruction de leurs biens à Conakry, Lansana Conté, au lieu de chercher à apaiser les tensions et les populations et à unifier le pays, alluma le feu avec la phrase wo n’fatara: “Vous avez raison”. Cette phrase incendiaire sous-entendait et justifiait les agressions des Soussous, les provocations publiques, les incendies et les vols des biens des Malinkés. Ces réactions agressives rappelaient la lutte du PDG de Sékou Touré pour saisir le Pouvoir contre le BAG de Diawadou Barry, Framoyi Bereté et de Karim Bangoura. Sous la direction de Momo Jo, de Mafforey Bangoura tous baroudeurs de Conakry, le PDG réussit à s’imposer et par le feu et par la force.
Alpha Condé, produit de cet environnement, et ayant grandi dans cette ambiance de violence propre à la presqu’ile de Kaloum-Conakry, appliqua les mêmes tactiques dans la lutte des étudiants et ensuite du parti ou il se fit connaitre pour son penchant contre ses adversaires Foulah du Fouta et Malinkés de Kankan; il se plaisait en particulier à critiquer les élites Malinkés, comme dans son discours de Conakry le 28 mai 2016: “Malinké, Malinké, c’est quoi? Les Cadres Malinkés sont malhonnêtes”.
Les dates de 1975, 1985 et 2016 ont a jamais marqué l’histoire de la Guinée. Sous Sékou Touré et ensuite sous Lansana Conté et ses successeurs, chaque groupe ethnique commença à se voir comme la cible de la réaction et de la vengeance des autres ethnies. La politique se résuma ainsi en un jeu habile destiné à détourner les plans des autres groupes, a les vaincre dans la concurrence pour le pouvoir. La politique se définit alors comme l’art de dissimuler ses arrière-pensées et ses intentions, afin de se positionner pour les postes dans la bonne tradition de Machiavel. Par conséquent, les divergences et les concurrences abondent. Et, les habitants ont perdu l’habitude du dialogue fraternel et lucide dans leurs divergences. Le silence devient alors une arme de défense, amoindrissant ainsi les possibilités de conciliation. L’on doit alors se demander comment la nation ou l’Etat peut fonctionner et réaliser ses objectifs. La situation actuelle de la Guinée est comme celle d’un pays dévasté ou les gens ne se font plus confiance.
Pour conclure, le texte présent incite à se demander à quoi sert la politique. Mais, qu’est-ce que la politique? N’est-elle pas habilitée d’orienter et de servir dignement les populations, et d’asseoir sa propre influence de leader? Ne va-t-elle pas avec la bonne gouvernance? Son but n’est-il pas d’assumer les besoins des habitants, et non pas d’extorquer et de s’enrichir d’une manière éhontée?
Comme l’insinue son étymologie, le mot “politique” désigne l’effort de bâtir une cité, un pays, d’édifier une société, et d’instaurer un modus-vivendi pour le bien-être individuel et le progrès général. Candide et Zadig, après leurs pérégrinations à travers les continents, sont arrivés à cette conclusion, mais aussi avec une conscience de leur culpabilité. Peut-il en être autrement? La bonne politique propage le bonheur pour l’individu et pour la société, en somme, assure ensemble leur perfectionnement.
Lansiné Kaba, Ph. D. ancien Doyen Honors College, UIC Chicago,
Former Thomas Kerr Professor, Carnegie Mellon University Qatar at Doha,